YELLOW BRICK ROAD #6 / SONS LIGNES COULEURS

2022
Morgan Dimnet/Qubo Gas

Installation audio-visuelle et interactive.
Synthétiseurs modulaires, programme interactif (Processing), Arduino, mobiliers modulaires, luminaires, imprimerie mobile… et édition d’un 45T et d’une affiche.

Programmation et électronique : Thibaut Devulder (2hD Architecture Workshop, Oslo) – WWW.2HD.NO– & Jean-Claude Devulder
Assistant : Morgan Lenin
Musique : Roland Ossart
Édition pour le 45T : Smalticolor Édition
Production, Centre d’art le Lait, Albi – WWW.CENTREDARTLELAIT.COM

CENTRE D’ART LE LAIT, ALBI
Exposition « Hors-les-murs »
Du 23 avril au 21 mai 2022
Le Frigo, 9 rue Bonne Cambe, 81000 Albi


Prélude à Oz

Platform boots rouges à paillettes, teddy satiné, lunettes étoilées aux verres teintés, Dorothy E. John entonne un hymne glamrock en dévalant à toute allure la route de briques jaunes qui sillonne à perte de vue. En arrivant dans la cité de Rubis, iel met la main sur un lot de Mélissons plein de potards colorés, gardés au frais pendant des années, qui ne demandent qu’à vibrer à nouveau. Ni une ni deux, iel se lance dans la production d’un disque avec ses acolytes de métal, de paille et de poils rencontrés en chemin, bien décidé.e à envoyer valser au passage le solfège et la notation musicale au profit d’une pure expérience sonore et graphique.

Mélisson ou l’orchestre électronique
Fin 1983, Thierry Besche et Roland Ossart, qui ont fondé deux ans plus tôt le Groupe de Musique Électro-Acoustique à Albi (GMEA), mettent au point le prototype d’un instrumentarium électronique innovant qu’ils commercialisent bientôt via la société ART industrie (Art Recherche Pédagogie) sous le nom de « Mélisson ». Ce synthétiseur modulaire ne privilégie ni l’interface clavier ni le recours à des sons enregistrés. Il se compose d’un ensemble de boîtiers dont la couleur (rouge, vert, bleu, jaune) indique la fonction (générateurs de signaux et d’enveloppes, mélangeurs, filtres) et dont la connexion et l’agencement varient à l’envie, selon les besoins, l’âge et le nombre des participants. Le Mélisson est avant tout un outil pédagogique de création collective, destiné à familiariser et sensibiliser le jeune public aux pratiques du son et de l’écoute (de ce que l’on joue, de ce que l’autre joue, de ce que l’on joue ensemble). Sa vocation éducative, sa dimension ludique ou ses coloris modernistes ne sont pas sans rappeler les structures sonores pédagogiques que François et Bernard Baschet imaginent dans les années 1970, avec l’ambition de valoriser l’apprentissage de la musicalité avant celui de la technique musicale. Mais là où la lutherie expérimentale des deux frères repose sur l’exploration par le toucher et la percussion de surfaces vibratoires, celle de Besche et Ossart exploite et module les perspectives offertes par les intensités et les flux électriques.

YBR : variations autour du thème
Yellow Brick Road est un projet collectif à géométrie variable initié en 2017 par les artistes lillois Morgan Dimnet (Qubo Gas) et Julien Boucq. Dans un esprit participatif et do it yourself, il se constitue progressivement autour d’une typologie de gestes, d’actions, de rencontres et de formes qui apparaissent comme autant de réponses, volontiers protocolaires, à un contexte spécifique : parcours artistique ou marche de groupe dans l’espace urbain, conception de répertoires graphiques à partir de motifs prélevés in situ, mise en place d’imprimeries mobiles permettant d’éditer cartes postales, brochures et affiches par et pour les publics, mobiliers modulaires pour travaux pratiques ou réalisation de peintures murales en équipe. Dans la lignée de l’éducation populaire, l’atelier devient l’espace-temps charnière où s’opèrent transmission, partage et production par l’intermédiaire d’outils et de kits comprenant tampons, moules, pochoirs ou normographes, dont la manipulation permet, à partir de registres prédéfinis et d’une gamme de couleurs récurrentes (rouge, vert, bleu, jaune), d’obtenir une multitude de variations.

YBR#6 : partition graphique et dessin sonore
Invité par le centre d’art Le Lait à Albi à mener un projet hors les murs en 2022, Morgan Dimnet découvre au gré de ses pérégrinations, posée sur une table de l’espace culturel Le Frigo, dont le président n’est autre que Roland Ossart, une trentaine de Mélissons dont le code couleur, ainsi que la portée collective et pédagogique, résonnent immédiatement avec ses propres préoccupations et partis pris esthétiques. À partir de l’évidence de cette rencontre se déploie un projet dont les différentes configurations participent à remettre en lumière le son synthétique du Mélisson et l’influence discrète de son concepteur. Cette forme intuitive d’archéologie des media va se cristalliser dans la composition d’un répertoire de motifs librement inspirés des manières de représenter un signal sonore ou une accentuation musicale. L’édition d’un poster, de format horizontal, voit d’abord le jour, avant d’être reproduit en peinture murale dans l’espace public albigeois. Lignes, échelons et créneaux ascendants et descendants, courbes sinusoïdales et nuages de cercles s’y articulent et dialoguent sur un rythme défini par l’alternance des couleurs du projet. Clin d’œil aux partitions graphiques utilisées par Roland Ossart et les intervenants du GMEA pour initier les enfants au Mélisson sans à avoir recours au solfège, il renvoie également aux expérimentations de nombres de compositeurs d’avant-garde dans les années 1950 et 1960 (John Cage, Earl Brown, Morton Feldman, Karlheinz Stockhausen ou Dieter Schnebel) sur la notation et l’exécution musicales – les enchevêtrements géométriques complexes de Treatise de Cornelius Cardew restant en cela un exemple emblématique par son inventivité visuelle comme pour la liberté et la responsabilité qu’il confie à ses interprètes.
Par ailleurs, Morgan Dimnet a demandé à Roland Ossart de composer deux morceaux inédits au Mélisson qui occupent respectivement les faces A et B d’un 45T transparent. La pochette de ce disque vinyle, sur laquelle on retrouve les motifs déjà utilisés sur l’affiche, se décline en différentes versions qui seront produites par les visiteurs de l’exposition eux-mêmes, via les outils développés par Morgan Dimnet et mis à disposition du public. Quelques Mélissons ont été modifiés, afin que l’analyse des fréquences génère une animation visuelle et que la manipulation des boutons permette de composer une nouvelle image, en choisissant l’implantation des différents motifs sur un gabarit préétabli. Cette alliance du dessin, de la musique et de la machine pourrait évoquer l’UPIC (Unité Polyagogique Informatique du CEMAMu) conçue en 1977 par Iannis Xenakis, qui permet de transformer en signal sonore un dessin réalisé à l’aide d’un stylo magnétique sur une table graphique – bien que le processus soit ici d’une certaine manière inversé, la machine sonore définissant l’imposition des éléments formels.
En arpentant les voies d’une synthèse entre le sonore et le visuel, comme à travers les strates référentielles que le projet convoque, Morgan Dimnet rappelle que les processus de transmission et d’interprétation restent intimement liés au partage des affects, à la mise en relation et à un horizon émancipatoire.

Raphaël Brunel